« Le piège américain – l’otage de la plus grande guerre souterraine témoigne » de Frédéric Piérucci et Matthieu Aron (Résumé du Livre)

« Gardez-moi de mes amis ! Quant à mes ennemis, je m’en charge » 

Antigone II, Roi de Macédoine, 225 av JC

Cartographie synthétique du résumé

Télécharger la cartographie du résumé au format PDF

Version audio (MP3) du résumé [1 heure]

en streaming (ci-dessous) ou à télécharger au format MP3

Les auteurs

Frédéric PIERUCCI : Ancien cadre dirigeant d’Alstom, Président fondateur de la société de conseil IKARIAN, Frédéric PIERUCCI est titulaire d’un MSc de l’ENSMA et d’un MBA de la Columbia Business School. Pendant toute sa carrière chez Alstom, il a vécu et servi, outre en France, en Chine, aux USA, en Algérie, en Grande-Bretagne et à Singapour. Il a été responsable mondial des ventes de la division des « centrales vapeurs » et de la négociation des grands contrats internationaux pour la fourniture de centrales électriques « clef en main ».

Matthieu ARON : Journaliste français, grand reporter, directeur de la rédaction de France Inter, Matthieu Aron est titulaire d’une licence d’histoire et diplômé du Centre Universitaire d’Enseignement du Journalisme de Strasbourg. Il a débuté sa carrière à RTL TV, puis à France Info. Il s’est spécialisé dans la couverture des grandes enquêtes criminelles et judiciaires.

(Sources : Ikarian – Delville management – France Inter – Wikipédia)

Notes liminaires :

Ce livre est un témoignage poignant. Il se lit d’une traite tant il est captivant. Il déclenche en nous un maelstrom intellectuel et des émotions fortes : surprise, peur, colère, tristesse, empathie ! Chaque page fourmille de données pertinentes et d’anecdotes stupéfiantes. Il nous révèle la face cachée d’une Amérique qui vante haut et fort les principes de Démocratie, de Liberté et de Justice. Il nous révèle la face cachée de l’assurance des élites françaises et européennes.

A la lecture du livre, il semble que la pièce de théâtre de notre quotidien ne soit que foutaises ! La réalité n’est pas celle des séries télé américaines dont nous abreuvent les chaînes françaises. La Démocratie américaine, qui voue un culte infini au Dieu Dollar, est très éloignée de nos conceptions républicaines et latines. Par ailleurs, certains fils et certaines filles de France ont goûté à l’adoration du Veau d’Or et vendu leur âme aux intérêts étrangers pour assouvir leur soif d’argent et de gloire. A la lecture de cette histoire, véritable dramaturgie moderne, nous tombons de haut ! Avec, à la fin, une seule question … quand nous réveillerons nous ?

Bonne lecture

________________________________________________________________________________________

1          Monsieur PIERUCCI, vous êtes en état d’arrestation …

14 avril 2013, 20H00, Frédéric PIERUCCI, cadre chez ALSTOM, en poste à Singapour, atterrit à New-York.

Il est cueilli dès sa sortie d’avion par deux agents fédéraux, menotté et emmené au siège du FBI à Manhattan. Le procureur fédéral du Connecticut, David NOVICK, souhaite l’entendre sur des faits de corruption ouverts contre ALSTOM, notamment dans le cadre de l’attribution du marché de la Centrale électrique de Tarahan, à Sumatra, Indonésie, en 2005.

FLASHBACK : En 2003, ALSTOM est à deux doigts de mettre la clé sous la porte. Il lui faut remporter le contrat de Tarahan, bien que modeste (118 M$, dont 60M$ pour Alstom), pour commencer à retrouver son lustre d’autant. A cette époque, les pots-de-vin sont pratiques courantes dans cette partie du globe… toutes les entreprises du Monde y ont recours ! ALSTOM fait donc appel à deux « intermédiaires » pour l’aider à remporter ce marché.

Le Procureur NOVICK va directement au but : Frédéric PIERUCCI est accusé d’avoir participé à des actes de corruption envers un parlementaire indonésien. Comme cela représente un « acte de corruption d’un agent public étranger », il tombe sous le coup du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA : Loi fédérale américaine de 1977 visant à lutter contre la corruption d’agents publics à l’étranger). ALSTOM a été informé de l’enquête ouverte par le Department of Justice (DOJ) des USA au sujet de ces faits de corruption, mais malgré ses promesses, depuis 2010, le Groupe a toujours refusé de coopérer avec le DOJ. Sans laisser le temps à Frédéric PIERUCCI de réagir, le Procureur lui enjoint de ne pas appeler son entreprise, de renoncer à son avocat et de lui servir de taupe afin de le renseigner sur ALSTOM, sa Direction et son PDG : Patrick KRON.

Frédérick PIERUCCI ne peut y croire. Il est persuadé que son entreprise va le sortir de là, car il a la confiance du PDG. Il décline donc l’offre de NOVICK et souhaite pouvoir appeler son entreprise et son consulat, ainsi qu’un avocat. Le procureur rend son téléphone portable à Frédéric PIERUCCI qui passe deux appels : l’un avec le patron de la division Chaudière aux USA, Tim CURRAN, qui s’empresse d’appeler le Siège ; l’autre avec Keith CARR, directeur juridique du Groupe, à Paris, un « fidèle parmi les fidèles » de KRON. CARR est stupéfait et dit ne pas comprendre car ils sont en train de finaliser l’accord avec le DOJ et est attendu dans quelques heures à Washington pour cela ! Avant de raccrocher, il lui assure qu’ils vont le sortir de là. Les avocats d’ALSTOM mandatent le Cabinet Day Pitney pour assurer la défense de Frédéric PIERUCCI. Ce dernier va donc passer sa première nuit en prison, dans l’attente d’un jugement pour statuer sur sa demande de liberté conditionnelle.

2          Les avocats missionnés …

Le lendemain, Frédéric PIERUCCI rencontre une jeune avocate, Liz LATIF, qui non seulement ne connait rien aux affaires d’ALSTOM mais ne maîtrise pas le FCPA. Elle lui annonce aussi plusieurs choses : 1) qu’il est poursuivi pour corruption et blanchiment d’argent ; 2) qu’il a été mis en accusation par un Grand Jury ; 3) que sa mise en examen a été tenue secrète jusqu’à son arrestation ; 4) qu’un autre cadre d’ALSTOM, David ROTHSCHILD a aussi été arrêté et a accepté de plaider coupable. Frédéric PIERUCCI est abasourdi.

D’autant que l’audience se passe mal pour lui. Le procureur NOVICK s’oppose fermement à sa libération car il affirme, avec une mauvaise foi assumée, d’une part, alors qu’un mandat d’arrêt a été prononcé contre lui, il ne s’est pas rendu aux autorités américaines, d’autre part, la France n’extrade pas ses ressortissants ! Effaré, Frédéric PIERUCCI plaide « non coupable » et demande à son avocate de contacter Keith CARR de toute urgence. La Juge, eu égard à la complexité du dossier, donne 48 heures à la défense pour préparer un nouveau dossier. Frédéric PIERUCCI retourne donc en prison… et contre toute logique, au centre de détention de haute sécurité de Wyatt.  Et là, sa description de l’univers carcéral américain, tout au long de l’ouvrage, fait froid dans le dos ! Un « col blanc » avec les criminels de sang les plus endurcis ? où est l’erreur ? pression ? intimidation ? menace ?

FLASHBACK : En 1999, ALSTOM s’est allié avec ABB, un concurrent Suèdo-Suisse, pour fusionner leurs activités d’équipements de centrales électriques. Pour ALSTOM, c’était mettre la main sur le savoir-faire d’ABB dans les turbines à gaz. Mais il y avait un vice caché : ces turbines avaient un défaut de conception, engendrant de nombreux problèmes techniques auprès des clients, incidents pour lesquels ALSTOM a dû verser plus de 2 milliards d’euros, ce qui a accru sa dette et son déficit (5,3 milliards d’euros). ALSTOM a perdu la confiance des investisseurs. Cette opération industrielle a été une vraie catastrophe. ALSTOM était à deux doigts de se déclarer en faillite.

Pierre BILGER, le PDG est remercié et remplacé par Patrick KRON, X-Mines, issue de cette « petite aristocratie, voire oligarchie républicaine qui, depuis deux siècles, tient les rênes des plus grandes entreprises et de l’économie française ».

KRON va réussir à sauver ALSTOM en allant plaider, en personne, à Paris et à Bruxelles, le renflouement par l’Etat français de cette entreprise symbolique, au prix de l’éviction de nombreux cadres de l’entreprise et du recentrage des activités de cette dernière. Il bénéficie d’un soutien de poids : celui de Nicolas SARKOZY, alors ministre de l’Economie. « L’Etat français rachète ainsi un peu plus de 20% du capital » d’ALSTOM, ce qui correspond, dans les faits, à une nationalisation partielle.

Parallèlement, et antérieurement aux années 2000, la corruption était interdite dans l’hexagone, mais était plus que tolérée par nos gouvernants dès lors qu’elle ne concernait que des marchés à l’étranger. Bercy se faisait communiquer, chaque année, par les dirigeants des entreprises françaises, les sommes engagées en pot-de-vin pour les défalquer de leur impôt sur les sociétés. Mais en septembre 2000, la France signe la convention de l’OCDE contre la corruption internationale. Les règles du jeu changent… du moins, en apparence !

ALSTOM décide de renforcer ses processus de conformité aux Lois, Règlements et Normes, et édicte, dans les années 2002-2003, des règles très précises concernant, d’une part, les contrats, et d’autre part, l’approbation des « intermédiaires » locaux, ceux qui permettent d’emporter le marché et se voient gratifiés pour leur action d’intercession. En fait, la corruption n’a pas été stoppée, elle a été simplement dissimulée. Et ALSTOM n’a pas été la seule entreprise internationale à le faire !

3          La procédure s’annonce difficile …

A leur seconde rencontre, Liz LATIF est accompagnée de Stan TWARDY, avocat et ancien Attorney Général du Connecticut (équivalent du Procureur Général français), qui lui annonce qu’ALSTOM prend en compte ses frais de défense. Toutefois, s’il est condamné, l’entreprise pourra lui demander de rembourser lesdites sommes. Il estime que sa caution personnelle pourrait être de 400.000 $. ALSTOM, de son côté, accepte d’engager 1,5 million de dollars et de louer un appartement pour Frédéric PIERUCCI aux USA, ainsi que les deux gardes chargés de le surveiller. Stan TWARDY ne peut contacter directement la direction d’ALSTOM et est obligé de passer par un autre cabinet d’avocat, celui qui défend ALSTOM dans cette affaire. Frédéric PIERUCCI comprend qu’il se retrouve seul ! Par ailleurs, Stan TWARDY lui annonce que bien que le DOJ ne dispose d’aucune preuve directe de son implication, il aurait deux témoins confirmant l’implication de Frédéric PIERUCCI.

Son épouse, qu’il réussit à contacter par téléphone, lui annonce que son arrestation a déjà fait l’objet d’entrefilets dans la presse, sans que cela ne prenne de l’ampleur. Elle lui apprend, ayant fait ses propres recherches, que le FCPA permet aux américains d’arrêter n’importe qui n’importe où dans le monde dès lors qu’il est soupçonné de corruption et qu’il a le moindre lien avec les USA (paiement en dollars, usage de moyens et matériels américains, cotation au NYSE ,…). « C’est déjà arrivé à Total, Alcatel ou Technip ».

Lorsque arrive la seconde audience pour statuer sur sa libération conditionnelle, Frédéric PIERUCCI prend un coup supplémentaire : NOVICK fait tout pour qu’il soit maintenu en prison, arguant que comme il risque la prison à vie, eu égard aux charges qui pèsent contre lui, la justice américaine n’a aucune garantie qu’il ne quittera pas le territoire américain pour se réfugier en France. En somme, il veut lui faire payer la fourberie d’ALSTOM qui dure depuis plus de 3 ans… La Juge, qui n’a pas confiance en ALSTOM, rejoint l’analyse du Procureur et avant de se prononcer définitivement, souhaite que Frédéric PIERUCCI trouve un citoyen américain en mesure de mettre sa propre maison en caution pour garantir sa demande de mise en liberté.

Parallèlement, Frédéric PIERUCCI apprend que Keith CARR est bien venu à Washington, 24 heures après son arrestation pour négocier, au nom d’ALSTOM, avec le DOJ. Pourquoi n’a-t-il pas été arrêté ? Pourquoi n’a-t-il pas cherché à entrer en contact avec lui ? Pour ALSTOM, Frédéric PIERUCCI n’existe plus ! Retour à la case « prison » pour quelques semaines de plus…

FLASHBACK : Au début de l’enquête, le DOJ a informé ALSTOM, l’a invité à coopérer et à signer un Deferred Prosecution Agreement (DPA) [Accord différé de Poursuites]. Cet accord oblige l’entreprise à s’auto-incriminer, à s’engager à mettre en place un programme de contrôle interne de lutte contre la corruption et à accepter un « contrôleur » (personne physique) qui rend-compte au DOJ pendant 3 ans. Avant ALSTOM, Technip (amende de 338 M$ en 2010) et Total (amende de 398 M$ en 2013) ont accepté ce deal. Mais KRON a voulu berner les américains en leur disant ce qu’ils voulaient entendre et en faisant exactement le contraire. Le DOJ a donc sorti l’artillerie lourde. Les américains ont utilisé un informateur, avec micro dissimulé, qui enregistrait tous les échanges « litigieux ».

4          Le brouillard s’épaissit …

Chez ALSTOM, c’est la panique. D’aucuns considèrent que KRON pourrait être lui-même inculpé. Juste après l’arrestation de Frédéric PIERRUCI, la direction juridique prévient par mail la cinquantaine de cadres qui étaient dans le collimateur du DOJ, les enjoignant de se rapprocher de Keith CARR avant de se rendre aux USA. Mais ce qui est surprenant, c’est que Frédéric PIERRUCI n’a jamais fait partie de cette liste. Alors pourquoi l’avoir arrêté lui ? Son rôle dans la Joint-venture entre ALSTOM et SHANGHAI ELECTRIC y est-il pour quelque chose ?

Stan TWARDY et Liz LATIF explique à Frédéric PIERUCCI que ses capacités à négocier avec le DOJ se sont amenuisées avec son refus initial de coopérer, contrairement à ce qu’à fait David ROTHSCHILD lorsqu’il a été arrêté. Les avocats ne parlent que de négociations, de deal, de marché, d’accords… à aucun moment, de Justice ! Ils décryptent par ailleurs le décompte probablement opéré par le Procureur pour les années de prisons encourues par Frédéric PIERUCCI au regard du système judiciaire américain et des chefs d’accusation portés contre lui : 125 ans de détention. Mais que dit l’acte d’accusation ? Il y a les mails et les conversations, bien sûr, mais aussi des témoignages : celui de David ROTHSCHILD, et surtout celui de Pirooz SHARAFI …

FLASHBACK : En 2003, l’Indonésie reste l’un des pays les plus corrompus du globe, bien que le dictateur Suharto, soutenu par les USA, ait quitté le pouvoir en 1998, poussé par la crise financière de 1997 et les manifestations qui s’en sont suivies. Sous son régime, les contrats revenaient principalement aux entreprises américaines et japonaises, moyennant des commissions de 15 à 20% à des « intermédiaires » du cercle proche de la famille Suharto.

Mais les vieilles habitudes perdurent malgré leur éviction du pouvoir : les pots-de-vin restent indispensables à l’obtention d’un marché public. Or, pour les chaudières, deux entreprises américaines dominaient sans partage, dont la filiale US d’ABB, récemment rachetée par ALSTOM. Le Groupe français est donc bien placé pour remporter cet appel d’offre.

En 2002, pour leur permettre de remporter ce contrat, David ROTHSCHILD contacte Frédéric PIERUCCI pour lui demander de valider le recrutement d’un « consultant », fils d’un Député du Parlement Indonésien, Emir MOEIS, en charge de la commission de l’énergie. Le FCPA ne semble pas inquiéter ses nouveaux collègues américains. A juste titre, car cette loi est fort peu appliquée aux USA. Pour autant, Frédéric PIERUCCI ne valide pas la démarche. Il comprendra plus tard que cette décision a bloqué le versement de pots-de-vin au profit de personnes importantes et influentes. Peu de temps après, un autre « consultant », Piroos SAHRAFI, lobbyiste expérimenté, lui est proposé par ROTHSCHILD qui lui précise qu’avec lui l’usage des rétrocommissions n’est pas nécessaire. Quelques mois plus tard, ce consultant se présente à Paris, au siège d’ALSTOM, accompagné du Député Emir MOEIS. Il est présenté à Lawrence HOSKINS (Directeur du réseau commercial d’ALSTOM) et aux responsables de la Compliance (conformité). Tous valident ses services et sa rémunération (3% de la valeur du contrat de vente… ce qui est un tarif normal pour ce genre de prestation). SAHRAFI repart et se met au travail. Tout s’annonce bien vu qu’ALSTOM propose la meilleure offre. Mais à l’été 2003, son concurrent direct, qui est américain, a soudoyé le comité en charge de l’évaluation des offres : ALSTOM risque de perdre ce marché ! La direction engage, en urgence, un nouvel « intermédiaire », Azmin, qui a déjà travaillé pour eux… avec succès puisque ALSTOM emporte le marché en 2004. En ce qui concerne la rémunération d’Azmin (2%… sur les 3% prévus pour SAHRAFI qui, ayant échoué, ne touchera plus « que » 1% …), de « fausses preuves de service » vont être établies pour justifier le paiement de sa participation dans les négociations.

5          La détention s’éternise …

En attendant, Frédéric PIERUCCI reste en prison, au milieu des pires criminels des USA. Il nouera des liens avec certains d’entre-eux. Jacky, un ancien, figure de la French Connection. Alex, ancien de la BNP. Chris, qui, à 57 ans, a déjà passé 26 ans en prison, lui enjoint de ne jamais faire confiance aux avocats qui ne travaillent que pour leur pomme et n’hésiteront pas à tout balancer au Procureur. Pour lui, avoir comme avocat un ancien Attorney General est une erreur : il est lié au DOJ ! Ses autres codétenus lui confirment que le DOJ ne le lâchera pas tant qu’il n’aura pas plaider-coupable.

Un jour, une envoyée du Consul de France, qui lui rend visite à la prison, lui fera comprendre par ailleurs qu’il ne sert à rien de demander à être transféré dans une prison française, car les américains refuseront, nous considérant comme trop laxiste avec les affaires de corruption. Il y a pire : l’épouse de Frédéric PIERUCCI a bien compris qu’ALSTOM ne les aidera pas… et qu’elle n’a plus le droit d’entrer en contact directement avec eux. D’ailleurs, Frédéric PIERUCCI a été sorti des bases de données d’ALSTOM, son iPad n’est plus connecté aux serveurs de la boite et son forfait téléphonique professionnel a été suspendu. Mais tant que Frédéric ne plaidera pas coupable, ALSTOM continuera à payer son salaire. La sœur de Frédéric, spécialiste en Droit, a trouvé, avec une simple recherche Google, l’acte d’accusation sur internet, mis en ligne par le Department of Justice (comme elle l’écrit à son frère : « C’est, pour nous Français, simplement hallucinant que ces accusations soient portées à la connaissance du public alors que tu n’as même pas encore été jugé ! ». Elle est outrée de voir qu’il a été incarcéré « sans preuves ». En Europe, en cas de corruption, c’est l’entreprise qui est visée, pas ses salariés.

Il faut dire que la justice américaine n’a rien à voir avec ce que les séries télévisées nous servent au quotidien sur nos chaînes de TV françaises. En matière criminelle, 9 cas sur 10 ne font pas l’objet d’un jugement car les mis en examens ne sont simplement pas en mesure de payer le coût prohibitif d’un cabinet d’avocats. Si en France, le Juge d’Instruction instruit les affaires à charge et à décharge, le Procureur américain n’instruit qu’à charge, disposant de moyens d’investigation énormes et de fonds publics pléthoriques. Cela créé un déséquilibre ignoble car l’inculpé doit tout mettre en œuvre pour prouver sa bonne foi… avec ses moyens limités. Par ailleurs, même si les procureurs américains ne peuvent poursuivre qu’après avoir obtenu l’accord d’un Grand jury (16 à 23 citoyens tirés au sort), ces derniers ne se sont opposés à des inculpations que dans 11 affaires sur 162351 (statistiques 2010 – Ministère US de la Justice). Enfin, si le mis en examen souhaite aller au procès, le Juge dispose de moins de liberté dans son prononcé qu’en France à cause des « peines plancher » ou « sentencing guideline ». Les procureurs américains disposent donc de tous les atouts pour contraindre les inculpés à plaider coupable, leur laissant tout loisir de réfléchir en les maintenant en détention provisoire aussi longtemps qu’ils le veulent. Afin de toujours gagner une affaire, ils proposent même des arrangements, invitant les inculpés à dénoncer leurs « complices », même faute de preuves matérielles. In fine, le DOJ peut fièrement afficher que 98,5% des mis en examens sont reconnus coupables. Le système judiciaire américain est totalement perverti. Quand aux avocats américains, ils sont des négociateurs… avant d’être des défenseurs.

6          Les procureurs américains semblent jouer un poker menteur …

Stan TWARDY et Liz LATIF annoncent à Frédéric PIERUCCI que le DOJ est prêt à négocier son plaider-coupable contre l’abandon de certains chefs d’inculpation. Ses avocats lui expliquent qu’en négociant bien, ils peuvent obtenir que ne soit retenu qu’une simple accusation de conspiration de corruption, soit 5 ans de prison maximum… comme pour David ROTHSCHILD. Si les procureurs ont deux témoins qui dénoncent Frédéric PIERUCCI, l’analyse des 1,5 millions de pièces (onze CD) permettrait de prouver l’innocence de ce dernier… mais le hic, c’est le temps que cela prendrait (3 ans minimum) et le coût à supporter (plusieurs millions de dollars en frais). C’est là que Frédéric PIERUCCI comprend comment le piège se referme… Le DOJ veut remonter jusqu’à KRON et utilisera tous les moyens à sa disposition. D’autant qu’il vient d’inculper un ex-cadre d’ALSTOM, retraité et vivant aux USA : Bill POMPONI. TWARDY explique à Frédéric PIERUCCI que si POMPONI accepte de plaider coupable avant lui, il ne pourra plus négocier son propre plaider-coupable à un si bas niveau. Mais l’effarement de Frédéric PIERUCCI sera à son comble lorsque Liz LATIF lui décrira son cas, dans le détail, au regard de la grille des points (« sentencing guideline ») et l’obligation qui s’imposera au Juge quant à sa condamnation. Sa peine minimum, en cas de procès, sera de 15 ans et 8 mois… voire 17 ans et 7 mois !

Frédéric PIERUCCI va choisir de plaider coupable, d’autant que Linda, une amie américaine, accepte de mettre sa maison en caution pour qu’il soit libéré. Mais avant l’audience, comme ALSTOM a choisi de coopérer en envoyant des tonnes de pièces complémentaires au DOJ, dont 3000 concernant Frédéric PIERRUCI (histoire de charger la mule pour éviter à d’autres cadres d’être poursuivis ?), le Procureur propose à ce dernier d’étudier ces documents et de répondre à ses questions, contre une recommandation au Juge d’une peine de « seulement » 6 mois de prison. Rien ne dit que le Juge suivra mais il est rare qu’ils ne suivent pas les propositions des procureurs…

Mais à l’audience, le fait de dire la vérité sur AZMIN va à l’encontre du scénario patiemment construit par le DOJ et basé uniquement sur les déclarations de SHARAFI. Or pour AZMIN, les faits sont prescrits, mais pas pour SHARAFI : le Procureur ne va pas surement pas démolir son propre travail ! Il faut biaiser, mais sans mentir. TWARDY suggère donc à Frédéric PIERRUCI de plaider l’aveuglement volontaire (avoir fait l’autruche – avoir su mais s’être voilé la face). Ce faisant, il lui fait apprendre un texte « par cœur » avant de le lui faire réciter devant un DOJ ravi.

Mais cela ne suffit pas. KAHN et NOVICK en profite pour questionner Frédéric PIERUCCI sur les autres projets d’ALSTOM, notamment les projets en Inde de Sipat et Bahr 1, en 2004-2005, pourtant perdus faute de consensus au sein des équipes chargées de monter les projets. Bizarre ! D’ailleurs, après 2 mois de détention, alors que le quatrième entretien se termine, les procureurs annoncent à Frédéric PIERUCCI qu’ils s’opposeront à sa demande de liberté sous caution, prévue à l’audience du lendemain, pour le maintenir au minimum 6 mois en prison et éviter tout contact avec ALSTOM. Frédéric PIERUCCI a compris : « aux USA, ce que le DOJ veut, Dieu le veut »… il abdique et préfère repousser sa demande de mise en liberté, faire 4 mois de détention de plus et espérer ! Mais pourquoi un tel acharnement de la part des Procureurs ? C’est un mystère pour lui. Il y a anguille sous roche…

Son codétenu, Jacky, ex de la French Connection, lui explique que pour coincer le procureur et le juge, il lui faut signer un « Biding plea » (plaider-coupable engageant) avec une peine fixée à l’avance : personne ne peut revenir dessus, pas même le juge. Jamais un « Open plea », où la peine n’est pas marquée, car le Procureur garde les mains libres. Mais Frédéric PIERUCCI ne sait pas quel type de plaider-coupable ses avocats ont négocié. Et contactés à ce sujet, ils lui révèlent que le « Biding Plea » n’a pas cours au Connecticut, il s’agit donc d’un « Open Plea »… Mais TWARDY veut le rassurer : dans le Connecticut, « personne ne revient sur la parole donnée. Si NOVICK a dit 6 mois, ce sera 6 mois ».

Le couteau dans les reins, Frédéric PIERUCCI va accepter le plaider-coupable imposé par le DOJ, avec ses conditions draconiennes : ne jamais contredire publiquement sa reconnaissance de culpabilité, renoncement au droit de faire appel de la sentence, pas de mention de l’affaire de Tarahan dans son mémoire de défense. Par ailleurs, le document ne fait pas mention du calcul des points relatifs aux sentencing guidelines… bizarre, mais « normal » dans le Connecticut, lui dira son avocat. Le 29 juillet 2013, après 3 mois de détention, l’audience pour signer le plaider-coupable se tient devant le Juge. La décision quant à la sentence qui lui sera infligée est fixée au 25 octobre suivant…

Et le lendemain, 30 juillet, le DOJ inculpe Laurence HOSKINS, N-2 de KRON, en rendant public l’acte d’accusation, pour accroître la pression sur ALSTOM… car le but n’est pas d’arrêter HOSKINS puisque, maintenant prévenu, il se gardera bien de tomber dans les mains des américains. Et après KOSKINS, KRON lui-même ? Toujours est-il que ce dernier doit trembler dans ses braies, voyant les coups du DOJ se rapprocher de lui… Mais qu’à cela ne tienne, il fera adresser un courrier de licenciement à Frédéric PIERUCCI, daté du 20 septembre, lui reprochant son … absence au travail ET l’atteinte à l’image d’ALSTOM générée par son plaider-coupable. Le vieil adage, symbole du sine nobilitate, est usité par ce grand serviteur de l’Etat : « Quand on veut se débarrasser de son chien, on déclare qu’il a la rage ! ».

« Atteinte à l’image du groupe Alstom à travers le monde (…) agissements rigoureusement contraires aux politiques et valeurs du groupe » : risible et pitoyable quant on sait qu’ALSTOM est poursuivi depuis une dizaine d’année pour des faits de corruption au Mexique, au Brésil, en Inde, en Tunisie, en Italie, en Grande-Bretagne, en Suisse, en Pologne, en Lituani, en Lettonie, en Hongrie …

KRON écrira même à l’épouse de Frédéric PIERUCCI « qu’il est de sa responsabilité de protéger les intérêts d’ALSTOM, de ses actionnaires et de tous ses employés » et que comme son époux à « reconnu avoir violé les règles des procédures internes et les valeurs éthiques d’Alstom », il ne peut rien pour lui. En fait, plutôt que de reconnaître sa culpabilité dans le double langage d’ALSTOM, KRON a choisi de sacrifier Frédéric PIERUCCI. Le licenciement sera rédigé en date du 16 novembre 2013 avec préavis se finissant au 30 juin 2014 pour « cause réelle et sérieuse liée à son absence prolongée désorganisant l’entreprise ».

Lâché par sa société et pas plus aidé par l’Etat : son épouse avait dû elle-même alerter le consulat de Boston au moment de son arrestation car le consulat de New-York ne l’avait pas fait. Puis, ayant pris RDV au Quai d’Orsay, les fonctionnaires « se sont montrés très froids et distants », lui disant : « madame, nous ne voyons pas en quoi l’Etat français est concerné par ce dossier ». En visite aux USA en février 2014, François HOLLANDE ne sollicitera jamais la clémence de Barak OBAMA pour Frédéric PIERUCCI. Il faut dire que les révélations d’Edward SNOWDEN, trois mois plus tôt, ont rafraîchi les relations entre nos deux pays…

FLASHBACK : Les fichiers présentés par SNOWDEN montrent que les téléphones des français sont espionnés par la NSA, certains numéros étant ciblés, déclenchant un enregistrement systématique ou la récupération de SMS grâce à des mots clés. Parmi les documents révélés par SNOWDEN, il y a une note intitulée « France ; développements économiques » qui décrit l’espionnage de la NSA sur nos grandes entreprises, notamment celles des domaines stratégiques : gaz, pétrole, nucléaire, électricité… Tiens, cela correspond aux activités d’ALSTOM. Y aurait-il un lien de cause à effet entre les déboires de Frédéric PIERUCCI et l’espionnage américain ? Toujours est-il que les USA ont développé une magnifique machine à gagner : 1) l’outil de renseignement sait tout des concurrents des majors américaines ; 2) l’outil juridique permet de les neutraliser pour remporter les marchés convoités… voire mieux, d’affaiblir leurs concurrents pour les éliminer ou les racheter.

7          Découverte du Foreign Corrupt Practices Act américain …

En prison, Frédéric PIERUCCI aura le temps d’étudier le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Cette Loi a été promulguée en 1977, à la suite du scandale du Watergate (cambriolage du siège du parti démocrate) qui conduira NIXON à la démission et qui révèlera l’existence d’un système de financement occulte et de corruption d’agents publics à l’étranger, impliquant plus de 400 grandes entreprises américaines. LOCKHEED a ainsi pu vendre des avions de chasse F-104 au nez et à la barbe des Mirages 5 français aux Pays-Bas. Le DOJ, au pénal, et la SEC (Security Exchange Commission), au civil, ont la charge de faire respecter cette loi, très contestée par les grandes entreprises. Ces dernières arguent de leur impossibilité d’entrer en concurrence avec les majors étrangères qui ne sont pas soumises aux mêmes règles de déontologie. La France, d’ailleurs, a légalisé la pratique du recours aux « consultants » en permettant à ses entreprises de défalquer de l’impôt sur les sociétés, en les déclarants, les pots-de-vin versés pour emporter des marchés à l’étranger. Ce faisant, les autorités américaines n’appliquent pas cette loi avec rigueur (en moyenne, une entreprise américaine sanctionnée par an, de 1997 à 2001… c’est peu, au regard des pratiques toujours en cours).

Cette loi part pourtant d’un bon sentiment : lutter contre le fléau de la corruption, qui représenterait 3% des échanges commerciaux dans le monde (estimation de la Banque Mondiale, période 2001-2002).

Mais forts de leur connaissance en intelligence économique et de leur lobbying auprès des élus, les patrons américains font adopter, à partir de 1998, un amendement qui rend cette loi extraterritoriale pour l’imposer à ses concurrents étrangers lors des appels d’offres internationaux. Avec cet amendement, les USA peuvent poursuivre quiconque aura utilisé le dollar pour conclure un contrat ou utilisé un mail via une messagerie « américaine ». Ils transforment un handicap national en atout d’ingérence économique international. Ce que le DOJ et la SEC ne vont pas manquer d’exploiter dès le début des années 2000.

D’autant que cette loi va être couplée au Patriot Act de 2003, qui fait suite aux attentas du 11 septembre 2001, et qui permet à la CIA, au FFB et à la NSA d’espionner sans limites les entreprises étrangères et leurs employés, au motif « louable » de la lutte contre le terrorisme… chose que le monde entier à découvert 10 ans après, en 2013, avec les révélations d’Edward SNOWDEN (Affaire PRISM). Toujours est-il que, face au lobbying intense des américains, l’OCDE adoptera, pour ses entreprises exportatrices, une législation interne similaire (pour la France, dès mai 2000). Ses membres subissent alors l’ingérence des USA contre leurs entreprises sans pouvoir répliquer contre les entreprises américaines, faute d’avoir adopté des législations elles aussi extraterritoriales. A côté de cela, la Russie, la Chine et l’Inde se sont bien gardées d’adopter ce type de législation. Les entreprises européennes sont donc coincées entre le marteau et l’enclume.

Et la mise en application du FCPA, essentiellement à l’encontre des entreprises étrangères, va remplir les caisses de l’Etat américain… alors que, parallèlement, les géants américains du pétrole et de la défense n’ont jamais été inquiétés. Frédéric PIERUCCI se rend d’ailleurs compte que lorsqu’une entreprise américaine est poursuivie par le DOJ dans le cadre du FCPA, c’est souvent dû à une intervention étrangère, les américains récupérant les enquêtes en cours pour traiter leurs compatriotes à leur sauce (cas de l’affaire KBR/Halliburton et le Nigéria). La lutte contre la corruption est une priorité américaine. Son droit lui permet de piéger les entreprises en provoquant l’infraction (sting operations) ou en recrutant des indics au sein du personnel.

Pourtant, entre la jurisprudence du FCPA et le cas ALSTOM, donc l’incarcération de Frédéric PIERUCCI, il existe plusieurs incohérences : primo, le fait que, malgré un an de coopération effective, aucun accord n’est été signé entre le DOJ et ALSTOM ; secondo, le fait qu’aucun autre cadre ou dirigeant d’ASLTOM n’est été poursuivi depuis l’inculpation d’HOSKINS …

8          A quand une libération conditionnelle ? …

Mais revenons à la demande de liberté conditionnelle de Frédérick PIERUCCI. Au bout de six mois, le DOJ va, à nouveau, refuser sa demande et lui imposer le report du jugement car POMPONI ne joue pas leur jeu. Comme ce dernier est citoyen américain, il est inculpé mais reste en liberté. Et comme il n’a presque plus rien à négocier, qu’il est très âgé et qu’il risque 10 ans de prison minimum, il a tout intérêt à faire traîner la procédure… ce qui ne joue pas en faveur de Frédéric PIERUCCI, car si POMPONI va au procès, le DOJ mettra la pression sur PIERUCCI pour qu’il témoigne contre lui. Mais il n’y a pas que cela car TWARDY lui-même ne comprend plus : les procureurs ont dit vouloir garder son client 10 mois en prison, mais sans lui dire pourquoi. Frédéric PIERUCCI préssent que leur combat contre ALSTOM est derrière tout cela… D’autant que le cas ALSTOM, en ce début 2014, vient d’être éclipsé par l’affaire BNP, poursuivie par les américains « pour avoir effectué des transactions en dollars avec l’Iran, Cuba, le Soudan ou  la Lybie » et qui acceptera de payer au Trésor américain l’amende historique de 8,9 milliards de dollars.

FLASHBACK : Fin 2013, ALSTOM souffre, en partie à cause du ralentissement de l’activité dans le monde. Mais aussi à cause d’une baisse de 22% de son carnet de commandes et du loupé sur plusieurs appels d’offre : l’Eurostar qui échoie à SIEMENS et les TER d’IDF qui tombent dans l’escarcelle de BOMBARDIER. Le groupe vient d’annoncer 1300 suppressions d’emplois. Même si la situation n’est pas aussi dramatique qu’en 2003, le besoin en trésorerie se fait sentir. KRON envisage alors de céder « une partie de la branche transport aux Russes »… mais ne dit rien sur le projet de joint-venture lancé en 2011 avec la Chine. Bizarre !

9          Et la lumière fut …

Le 24 avril 2014, la lumière jaillit et le puzzle s’assemble enfin dans l’esprit de Frédéric PIERUCCI : CNN vient d’annoncer le deal surprise entre ALSTOM et Général Electric (GE) pour 13 milliards de dollars. KRON espère échapper au courroux du DOJ en bradant aux américains ce qu’ils convoitent depuis de nombreuses années : les activités énergie et réseaux du Groupe français.

Mais comment le gouvernement français peut-il valider que l’industriel vende une technologie (les turbines Arabelles des centrales nucléaires ou les turbines de propulsion du porte-avions Charles de Gaulle) à l’étranger, quand bien même il s’agisse de l’allié américain ?

A paris, Arnaud MONTEBOURG, ministre en charge de l’Economie et de l’Industrie, qui vient d’apprendre la nouvelle via la presse, dit : « je n’y crois pas, c’est une connerie ! »…

FLASHBACK : Début 2013, MONTEBOURG s’intéresse à ALSTOM et en fait une priorité car il sait que l’entreprise va au-devant de soucis financiers… d’autant que son actionnaire principal, BOUYGUES, souhaite recouvrer ses billes pour se concentrer sur son « nouveau » cœur de métier : les télécoms et la 4G. L’étude qu’il a commandée sur ALSTOM confirme que l’entreprise doit contracter des alliances pour survivre, notamment avec les espagnols ou les polonais, ainsi qu’un rapprochement avec une autre grande entreprise française : AREVA. Mais aucune proposition de vente, totale ou partielle, du groupe n’est suggérée : la situation est préoccupante, mais pas catastrophique ! Or KRON et MONTEBOURG, qui ne s’apprécient pas mutuellement, sont obligés de collaborer et se rencontre 6 fois, en cette année 2013, pour évoquer l’avenir d’ALSTOM. Car même s’il n’est plus actionnaire de ce grand groupe, l’Etat a sauvé ALSTOM de la banqueroute en 2003 et l’entreprise vit majoritairement de la commande publique française.

10        Paris s’affole, enfin presque …

MONTEBOURG contacte MACRON qui dit tomber des nues. Pourtant, le Secrétaire général de l’Elysée avait, lui aussi, commandé discrètement un rapport sur ALSTOM au cabinet américain AT Kearney dès son arrivée au Palais, en 2012. Comme KRON est injoignable (et pour cause, il est dans l’avion entre CHICAGO et PARIS), c’est Clara GAYMARD, DG France de GE, qui confirmera que des discussions entre GE et ALSTOM sont bien en cours. En fait, KRON vend un grand groupe français aux américains sans avertir son propre gouvernement… ni son conseil d’administration, ni son conseil exécutif d’ailleurs. Deux personnes seulement savent : Keith CARR, le Directeur Juridique, et Grégoire POUX-GUILLAUME, responsable des réseaux de transmission. C’est ce dernier qui a pris attache avec GE, en toute discrétion, dès août 2013… soit juste après le plaider-coupable de Frédéric PIERUCCI et l’inculpation de Laurence HOSKINS. KRON sent qu’il sera le prochain : il veut sauver sa tête ! D’ailleurs, le 9 février 2014, à l’hôtel Bristol de Paris, s’est tenu un RDV d’affaire en petit comité : KRON, POUX-GUILLAUME, Jeffrey IMMELT (PDG de GE) accompagné de son responsable Fusion/Acquisition et de son directeur Branche Energie.

Une chose est remarquable après coup : la concordance parfaite entre le calendrier des négociations de vente entre ALSTOM et GE, et le calendrier judiciaire des attaques du DOJ contre ALSTOM … et Frédéric PIERUCCI. Ce dernier, qui avait été arrêté la veille du voyage de Keith CARR aux USA pour rencontrer le DOJ afin de mettre la pression sur les hauts dirigeants d’ALSTOM, se rend compte que les procureurs ont prolongé sa détention tant que les négociations entre GE et le groupe français n’étaient pas abouties.

Ce qui n’empêchera pas KRON de toujours nier, avec un aplomb remarquable, n’avoir pas été influencé par l’épée de Damoclès qui pesait sur lui pour faits de corruption. Ce que KRON ignore (ou fait mine d’ignorer) c’est qu’ALSTOM est la cinquième société tombant dans l’escarcelle de GE après avoir été mise en cause par le DOJ pour faits de corruption. Collusion DOJ/GE ou Opportunité de GE ? Va pour la première option. Après avoir étudié à fond la jurisprudence du FCPA, Frédéric PIERUCCI n’hésite pas à mettre en cause, devant ses avocats, l’indépendance de la justice américaine, très pro-anglosaxons. Et il cite des exemples : La société d’armement britannique BAE qui, après intervention de Tony BLAIR, n’a vu aucun de ses cadres inquiétés et n’a écopé que d’une « petite » amende de 400 millions de dollars. L’affaire Shot-Show, dont la procédure, qui visait 22 dirigeants de sociétés d’armement américaines, a été annulée miraculeusement. L’affaire impliquant EXXON, qui n’a pas été condamnée après des faits avérés de corruption envers la famille du Président NAZABAIEV pour obtenir des concessions de champs d’hydrocarbure au Kazakhstan. GE était impliqué dans cette affaire, ainsi que pour d’autres faits similaires en Irak et au Brésil. GE n’a jamais été poursuivie par le DOJ malgré les nombreux lanceurs d’alerte qui ont dénoncé ses procédés.

Las ! Ses avocats le savent et lui demande s’il préfère faire 10 ans de prison ou sortir libre bientôt.

FLASHBACK : GE est un symbole de l’Amérique, il est présent partout : électricité, hydrocarbures, aviation, matériel médical, électroménager, transports … Jeffrey IMMELT (PDG de GE depuis septembre 2001) a dit : « faire des affaires, c’est aussi faire la guerre ». Après avoir écopé d’une amende pour détournements d’argent en marge d’un contrat en 1990, l’entreprise s’est convertie en « chevalier blanc », nouant des liens étroits avec DOJ, lui permettant de jouer les intermédiaires entre les procureurs et les entreprises tombant dans leurs griffes… pour pouvoir mettre plus facilement la main dessus ! Dans la production d’électricité, Frédéric PIERUCCI remarque d’ailleurs que presque tous les concurrents « étrangers  » de GE ont été poursuivis et contraints à payer de grosses amendes : SIEMENS, ABB, HITACHI, ALSTOM … mais aucune entreprise américaine ! Et la capacité diplomatique de l’Oncle Sam n’explique pas tout…

11        GE sort le grand jeu …

Lorsqu’IMMELT arrive en France pour finaliser le Deal, MONTEBOURG refuse de le recevoir et lui écrit que « les projets d’acquisition dans le secteur de l’énergie, et surtout celui du nucléaire, sous soumis à l’accord des autorités ». Le ministre gagne du temps pour contrer cette vente impensable. Ses équipes chercheront même à entrer en contact avec Frédéric PIERUCCI… qui ne répondra pas, pour ne pas compliquer ses chances de sortir de prison. MONTEBOURG se tourne vers SIEMENS qui répond favorablement à sa demande de rapprochement franco-allemand, retardant un peu plus la décision de vendre à GE de la part du Conseil d’administration d’ALSTOM. KRON n’a plus les coudées franches pour brader l’entreprise… Du moins, en apparence, car l’Elysée ne joue pas le jeu de MONTEBOURG et nomme un négociateur, David AZEMA, qui dépendra certes du ministre de l’économie mais aussi du Secrétaire Général de l’Elysée.

Quoi qu’il en soit, le 15 mai 2014, MONTEBOURG fait adopter un décret « taillé sur mesure pour contrecarrer les projets de GE », qui doit désormais « obtenir l’aval de l’Etat ». Mais si les interventions du ministre plaisent aux français, la presse, dans son ensemble, ignore les dessous de l’affaire GE-ALSTOM, malgré Médiapart, le Canard Enchaîné ou Le Point… Une chappe de plomb musèle tout risque de débordement médiatique pouvant contrecarrer les plans de GE. IMMELT s’est entouré des conseils d’HAVAS et KRON de ceux de PUBLICIS, bloquant toute communication défavorable au deal et présentant aux français, à coup de chiffres biaisés, de contre-vérité, de sémantique cajoleuse et de promesses d’emploi, ce rapprochement comme une véritable chance et une grande opportunité. Conclusion : début juin, HOLLANDE tranche en faveur de l’entreprise américaine, envoyant balader la proposition SIEMENS-MITSUBISHI pourtant plus prometteuse et confirmant la « toute-puissance des milieux d’affaires américains sur le sol français »

FLASHBACK : Le « soft power » américain (influence par la diplomatie douce) précède magistralement le « hard power » ou « politique de la canonnière » (contrainte par la guerre). Chaque année, depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, des énarques et de jeunes politiciens français, identifiés par l’Ambassade des USA à Paris, sont invités à Washington pendant plusieurs semaines dans le cadre du programme « Young Leaders ». In fine, la classe politique française est principalement atlantiste avant d’être germanophile. Par ailleurs, la majorité des grands cabinets d’avocats, d’audit ou de banques d’affaire implantés à Paris sont Made in USA. Et ils n’hésitent pas à offrir un job à tous les membres de nos cabinets ministériels. Ainsi, David AZEMA, négociateur nommé par l’Elysée, se verra offrir, dès la conclusion de l’accord, un poste dans une grande banque d’affaires de l’oncle Sam, avant de s’installer chez Merrill Lynch à Londres, filiale de Bank of America. Il dira, dans une interview au journal « Le Monde » : « Pourquoi je quitte l’Etat ? Pour gagner de l’argent ». De même, l’ancien patron de l’Agence de Participation de l’Etat ira directement pointer chez Bank of America.

12        La lumière au bout du tunnel …

Une fois l’accord GE-ALSTOM signé, le DOJ fait savoir à Frédéric PIERUCCI qu’il peut déposer sa demande de libération… après 14 mois de détention. Le 11 juin 2014, il est libre… pour une première période de 2 mois et contraint de rester aux Etats-Unis. Mi-juillet, son épouse et ses enfants le rejoignent pour 3 semaines de vacances. Après leur départ, Frédéric PIERUCCI poursuit son combat judiciaire pour pouvoir rentrer en France. POMPONI a accepté de plaider coupable le 18 juillet, mais le DOJ s’oppose toujours au retour en France de Frédéric PIERUCCI tant que HOSKINS ne cède pas. Cela se négocie, une fois de plus, en dollars : le DOJ accepte le retour en France contre 200.000 $ de caution supplémentaire et l’obligation, une fois à Paris, de pointer chaque semaine au consulat américain. Le 17 septembre 2014, Frédéric PIERUCCI atterrit à Paris.

A quarante-six ans, il doit retrouver du travail, mais eu égard à cet « accident de parcours », il ne retrouvera pas de postes similaires et au même niveau de salaire. Alors Frédéric PIERUCCI va tirer parti de sa mésaventure et de sa connaissance du FCPA et du manichéisme américain pour monter sa propre société de conseil aux entreprises… avec deux contraintes qu’il s’impose : pas d’interventions publiques ni d’interviews médiatisées, pas plus que de publicité autour de ses nouvelles activités. Il ne faut pas « alerter » le DOJ.

Ce faisant, il rencontrera de nombreuses personnes (experts du renseignement, analystes économiques) qui avaient déjà compris à 90% ce qui se tramait derrière l’affaire GE-ALSTOM. Seuls les politiques ont laissé faire.

Le 5 novembre 2014, MACRON remplace MONTEBOURG à Bercy. Il renonce à exercer le droit de véto de l’Etat et valide la vente d’ALSTOM à GE.

Le 19 décembre 2014, l’Assemblée Générale des actionnaires d’ALSTOM doit valider le deal. Ce jour-là, avant la tenue de cette grande assemblée, France Inter diffuse son enquête sur les dessous de la vente d’ALSTOM, en prime time, reprenant les propos de Daniel FASQUELLE, député UMP, vice-président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale qui dit « on a trompé les français ! ».

13        Une assemblée générale houleuse mais une vente courue d’avance …

Frédéric PIERUCCI s’est inscrit au tout dernier moment à cette réunion. La veille, son avocat américain lui adresse un mail pour le mettre en garde contre toute déclaration publique qu’il pourrait faire, ses propos pouvant être utilisés contre lui par le DOJ. Il est abasourdi : les américains savent tout de ses moindres faits et gestes. Ce mail, au lieu de le dissuader, l’encourage à assister à ce grand raout, dernier acte de l’hallali d’une grande entreprise française. Et l’assemblée générale commence à peine que Frédéric PIERUCCI, assis volontairement au second rang, reçoit un simple SMS de ses avocats américains (il est 04H32 du matin à New-York) : « ne faites rien qui puisse vous mettre en danger ! ».

Entre ce qui avait été présenté à l’opinion française et ce qui est proposé aux actionnaires, il y a un gouffre : il ne s’agit plus d’un partenariat 50/50 mais d’une mainmise totale des américains sur l’entreprise française, accompagnée d’une perte de 1,4 milliards d’Euros … et d’un bonus exceptionnel de 4 millions d’euros offert à KRON pour ce magnifique deal. Personne ne réagit, en dehors des petits actionnaires minoritaires. Peine perdue. La vente est validée.

72 heures après, le DOJ tient une conférence de presse internationale à Washington. Il annonce qu’ALSTOM a reconnu avoir usé de corruption pour emporter des marchés à l’international de 2000 à 2011, en violation du FCPA. La société française accepte de payer une amende de 772 millions de dollars, constituant la plus grosse amende jamais infligée pour corruption. Il envoie un message fort aux entreprises étrangères qui pratiqueraient la corruption sur le marché mondial : fini de jouer, l’Amérique veille au grain !

Pourtant, KRON n’a jamais été poursuivi lui-même par le DOJ, bien que ce dernier ait toutes les preuves de l’implication du PDG dans l’organisation de la corruption. Ce qui tendrait à prouver que le but était moins de punir la faute personnelle des dirigeants d’ALSTOM que de permettre à GE de mettre la main sur son concurrent français. Plus surprenant encore, bien qu’il ait signé, in fine, un plaider-coupable relatant des faits de corruption avéré, KRON n’a jamais été poursuivi par les autorités judiciaires de notre pays.

En France, l’affaire ne mobilise pas l’establishment. Pourtant, la pilule ne passe pas auprès d’une quarantaine de députés qui exigent la création d’une commission d’enquête sur la vente d’ALSTOM. Mais le gouvernement ne veut pas, les socialistes ne bougent pas et l’UMP reste en retrait. Seule la Commission des affaires économiques accepte d’engager quelques auditions sur cette affaire. Dommage, car devant une commission d’enquête, les personnes interrogées doivent prêter serment. De fait, KRON va pouvoir fanfaronner sans être nullement inquiété, criant « même au complot » pour justifier de sa bonne foi. MACRON, pour sa part, accusera KRON de trahison, tout en justifiant le choix qu’il a fait de vendre aux américains, faute de temps pour parer le piège qui s’était refermé. Comment les dirigeants de la cinquième puissance mondiale peuvent-ils être à ce point muselés ? MONTEBOURG lâchera plus tard : « parce qu’ils ont la frousse des américains, parce qu’ils les croient trop puissants ».

Le 8 septembre 2015, le dernier obstacle à la vente, l’accord de Bruxelles, sera levé grâce à l’intervention de MACRON. KRON a sauvé sa tête et sacrifié les salariés d’ALSTOM. En 2018, GE n’aura pas réussi à tenir sa promesse de créer 1000 emplois. Pire, toutes les fonctions supports (informatique, comptabilité, paye,…) ont dégraissé…

14        Epilogue

Pour Frédéric PIERUCCI, rien n’est fini, pourtant. Le DOJ retarde sans cesse la date de son jugement, repoussé à l’automne 2017… soit après la campagne électorale présidentielle en France. Pourquoi ? Pour le museler alors qu’Emmanuel MACRON doit affronter Marine LE PEN au deuxième tour et que, lors du traditionnel débat, cette dernière tentera de l’attaquer sur le dossier ALSTOM en ne maîtrisant pas son sujet car très mal préparée ?

Quoi qu’il en soit, MACRON est élu en mai 2017 et les députés LREM sont élus majoritairement en juin 2017. Alors en juillet, Frédéric PIERUCCI reçoit enfin sa convocation pour Septembre 2017.

Mais comme il est le seul « coupable » en lice, le DOJ veut faire de lui le bouc émissaire de la corruption menée par ALSTOM depuis toutes ces années. Frédéric PIERUCCI va écoper de 30 mois de prison, jugement sévère qui se veut exemplaire de la part de la Juge ARTERTON, qui n’a jamais eu à juger d’affaire liée au FCPA dans le Connecticut… Elle incarne à elle-seule toute l’hypocrisie de la justice américaine, qui n’a de justice que le nom !

Le but de Frédéric PIERUCCI est maintenant d’obtenir qu’il fasse son temps d’incarcération en France. Le DOJ ne l’acceptera qu’en septembre 2018. Le 21 septembre, il atterrit à Paris. Le Juge d’application des peines le place en liberté conditionnelle.

Nous sommes le 25 septembre 2018 et Frédéric PIERUCCI est de nouveau libre

____________________________________________________________

Pour aller plus loin :

Je ne peux que vous engager à acquérir le livre car il fourmille d’informations que je n’ai pu, malgré ce résumé « synthétique », inclure dans ces pages. Notamment sur les conditions de détention dans les prisons américaines. Frédéric PIERUCCI pourrait devenir un véritable porte-parole pour Amnesty International…

Pour parfaire la lecture de cet ouvrage, je vous invite aussi :

  • A lire « le Droit – Nouvelle arme de guerre économique » de Ali LAIDI – éditions Actes Sud
  • A voir le film-documentaire « Guerre fantôme – la vente d’Alstom à Général Electric » de David Gendreau et Alexandre Leraître – Along Production et LCP-Assemblée – 52 minutes

Post-Scriptum :

La Loi Sapin II du 9 décembre 2016 est venue conforter l’arsenal juridique français en matière de lutte contre la corruption, afin que la France retrouve sa crédibilité vis-à-vis des juridictions étrangères, notamment américaines. Ce texte a créé l’Agence Française Anti-corruption. Il a légalisé et institutionnalisé les lanceurs d’alerte, formalisé les signalements et les procédure adéquates. Ce n’est qu’un début.

Mais ne rêvons pas. Les USA ont fait de l’intelligence économique et de l’anticipation un véritable « art de guerre économique ». J’admire leur intelligence pragmatique et leur capacité à être unis (Démocrates et Républicains) pour l’intérêt supérieur de leur Nation. Sauf à utiliser les mêmes armes, les européens aurons toujours un temps de retard et seront à la remorque de nouvelles stratégies que les américains n’hésiteront pas utiliser pour conserver leur leadership économique, donc géopolitique. L’impérialisme américain n’est pas qu’une vue de l’esprit ! On ne peut que regretter qu’ils prennent leurs alliés pour des vassaux. Mais si ces derniers se laissent faire…

Dans un registre parallèle, la proposition de Loi, du 28 avril 2020, « visant à la création d’un fonds souverain destiné à soutenir les entreprises françaises des secteurs stratégiques », porté, entre-autres, par les Députés Olivier MARLEIX et Daniel FASQUELLE (cités dans le livre), œuvre aussi dans le sens de la protection des entreprises hexagonales, sous l’angle de l’indépendance économique.

Saluons de courage inlassable des élus qui ont pris conscience des enjeux et se battent, au quotidien, souvent depuis des années, pour convaincre leurs pairs et lutter contre les lobby contraires aux intérêts de la Nation française.

Christophe CLARINARD – 30 avril 2020

Laisser un commentaire